Des mots, des mots, des mots.

Polonius: What do you read, my lord?
Hamlet: Words, words, words.

dimanche 14 août 2011

Il avait une voix calme - pas douce - et les gens le suivaient là où il les entrainait.

Ce fut là précisément, dans le tumulte du camp d'Atlit, que j'entendis de nouveau la prosodie de mon père, son parler calme et riche en nuances. Il abhorrait les discours idéologiques, qu'ils fussent marxistes ou sionistes, ou encore orthodoxes, tous lui écorchaient les oreilles avec leurs affirmations univoques, et s'il en citait parfois les slogans, c'était pour en faire jaillir le ridicule.
Mon père avait des règles d'airain: ne pas mettre en avant son "moi", ni en parlant ni en écrivant. Exprimer une opinion ou un sentiment avant l'exposition des faits est inconcevable. Porter attention aux détails constitue la plus belle parure du langage. Faire preuve de finesse, toujours. Ne jamais se prendre au sérieux. Réserver un espace à l'ironie, qui distingue entre un homme qui pense et un homme qui se contente d'aligner des mots.
J'avais perdu ces règles, alors qu'elles avaient accompagné mon enfance. A vrai dire, je les avais perdues dans le ghetto. Pendant la guerre, les hommes avaient recouru à un autre langage: rugissements, grognements, cris, insultes, tout ce qui constitue la langue d'une foule entassée.
Aharon Applefeld - Le garçon qui voulait dormir

dimanche 7 août 2011

Truite et hameçon

Quand une truite qui veut happer une mouche se trouve prise à l’hameçon et s’aperçoit qu’elle ne peut plus nager, elle se met à lutter, et, dans les soubresauts et des tourbillons, il arrive parfois qu’elle parvienne à s’échapper. Souvent, bien entendu, c’est trop difficile et elle n’y parvient pas.

De la même manière, l’être humain entre en lutte avec son milieu et contre l’hameçon qui l’a saisi. Parfois il se rend maitre des difficultés qu’il affronte ; parfois elles sont trop fortes pour lui. Le monde ne voit que le combat qu’il mène et, tout naturellement, se méprend sur cette lutte. Il est dur pour un poisson en liberté de comprendre ce qui arrive à celui qui a mordu à l’hameçon.
Karl A. Menninger, cité en exergue de « l’élu » de Chaim Potok


samedi 6 août 2011

De Charybde en Scylla...

Dans mon labyrinthe minaude le Minotaure.
Et Ariane où est-elle ?
Dehors bien sûr, jamais là quand on a besoin d'elle !

Taisez vous donc, Thésée, me dis-je, et laissez Ariane vivre sa vie !

Besoin d'ailes alors !

Et me voilà maintenant Icare.
Il faut que je me tire ailleurs sûrement,
A tire d'ailes je veux me tirer des quarantièmes rugissants...

jeudi 31 mars 2011

Bambous

Devant ma porte, les jeunes pousses de bambou qui sortent de terre soulèvent des dalles de béton de près de trente kilos. En période de croissance, ces bambous poussent de vingt centimètres par jour alors qu'il m'a fallu vingt années pour m'étirer de cent quatre-vingt-deux centimètres. Je crois que rien au monde ne possède et ne communique une telle envie de vivre que les bambous. Alors, chaque printemps, quand j'aperçois leurs yeux pointus jaillir du sol, j'annule mes voyages, je décroche mon téléphone, je ne vois plus personne et je m'assieds devant ces tiges pour les regarder grandir.

Jean-Paul Dubois
Parfois je ris tout seul

vendredi 11 mars 2011

Briser à la hache la mer gelée en nous

"Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois."
Franz Kafka
Lettre à Oskar Pollak, 1904

mardi 15 février 2011

Une intenable promesse...

C'était sûr. Mais je ne le savais pas. Ce fut seulement aux abords de la quarantaine que je commençai à comprendre. Il n'est pas bon d'être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ça vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c'est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte la-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l'amour maternel, la vie vous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu'à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu'une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son coeur, ce ne sont pas plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. Jamais plus, jamais plus, jamais plus. Des bras adorables se referment autour de votre cou et des lèvres très douces vous parlent d'amour, mais vous êtes au courant. Vous êtes passé à la source très tôt et vous avez tout bu. Lorsque la soif vous reprend, vous avez beau vous jeter de tous cotés, il n'y a plus de puits, il n'y a que des mirages. Vous avez fait dès la première lueur de l'aube, une étude très serrée de l'amour et vous avez sur vous de la documentation. Partout où vous allez, vous portez le poison des comparaisons et vous passez votre temps à attendre ce que vous avez déjà reçu.
Je ne dis pas qu'il faille empêcher les mères d'aimer leur petits. Je dis simplement qu'il vaut mieux que les mères aient encore quelqu'un d'autre à aimer. Si ma mère avait eu un amant, je n'aurais pas passé ma vie à mourir de soif auprès de chaque fontaine. Malheureusement pour moi, je me connais en vrais diamants.
La promesse de l'aube
Romain Gary

mercredi 5 janvier 2011

La roue tourne, mais le hamster est mort.

"Il faut imaginer Sisyphe heureux." Quand on me rappelle cette formule d'Albert Camus, je visualise sur le champ un hamster décidé coûte que coûte à faire tourner sa roue - n'en sortant que pour manger et dormir. S'il parlait, et si on l'interrogeait sur la raison d'une pareille persévérance à patiner dans l'absurde, l'animal dirait qu'il a "des projets", qu'il veut faire "avancer les choses", qu'il milite "dans le sens de l'histoire". Jusqu'au jour où on le retrouverait mort et desséché à côté de sa petite mangeoire - et où sans doute, un émule de Camus trouverait dommage de ne pas le remplacer afin de recommencer cette partie de plaisir.
Frédéric Schiffter - Délectations moroses

(Frédéric Schiffter, philosophe dépressif, à reçu le prix Décembre 2010 pour son dernier ouvrage Philosophie sentimentale, publié chez Flammarion)

lundi 3 janvier 2011

Je suis comme je suis

Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Quand j’ai envie de rire
Oui je ris aux éclats
J’aime celui qui m'aime
Est-ce ma faute à moi
Si ce n’est pas le même
Que j’aime chaque fois
Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Que voulez-vous de plus
Que voulez-vous de moi


Je suis faite pour plaire
Et n’y puis rien changer
Mes talons sont trop hauts
Ma taille trop cambrée
Mes seins beaucoup trop durs
Et mes yeux trop cernés
Et puis après
Qu’est-ce que ça peut vous faire
Je suis comme je suis
Je plais à qui je plais
Qu’est-ce que ça peut vous faire


Ce qui m’est arrivé
Oui j’ai aimé quelqu’un
Oui quelqu’un m’a aimé
Comme les enfants qui s’aiment
Simplement savent aimer
Aimer aimer...
Pourquoi me questionner
Je suis là pour vous plaire
Et n’y puis rien changer.


Jacques Prévert