Des mots, des mots, des mots.

Polonius: What do you read, my lord?
Hamlet: Words, words, words.

dimanche 19 décembre 2010

Celui-là

Si toute ma vie n'avait été qu'un effort pour ne pas être celui-là ?

Il aurait voulu connaitre tout les pays du monde, et dans ces pays toutes les villes, les moindres villages, toutes les routes, tous les fleuves. Il aurait voulu gravir toutes les montagnes, naviguer sur toutes les mers. Il aurait voulu rencontrer mille femmes, superbes, intelligentes, étincelantes et, à chaque fois il aurait été convaincu d'avoir trouvé la femme de sa vie. Il aurait fait fortune et dépensé sans compter.
Qu'est-ce que qui avait bien pu l'empêcher de réaliser tout cela ? Quel empereur infiniment plus fort que lui ? Quel ange porteur de quelle croix, quel garde inflexible ? Qui lui avait interdit ses songes et leur folie ?
Manuel, tout comme Pierre, je l'avais connu au lycée. C'était un farceur, un fantasque aux réactions imprévisibles. Il nous amusait, Pierre et moi, mais nous le tenions pour un peu cinglé. Nos professeurs aussi qui, tantôt le classait premier, tantôt bon dernier. Manuel me déconcertait trop, était trop instable, et j'étais trop sérieux pour que j'en fasse un ami, mais il m'arrivait de l'écouter pendant des heures.
Des années plus tard, je l'ai croisé. Je me souviens, c'était rue de la Glacière. Je lui demandai ce qu'il était devenu. Il me répondit en souriant que le mot « devenu » était impropre et, sans réticence, en quelques touches rapides, me fit le tableau de son existence. Il était fonctionnaire, employé des P.T.T., il s'était marié avec une femme « adorable, toujours d'humeur exquise, pas intello pour un sou » - je me retins de dire « la femme idéale, la femme de ta vie ». Elle était employée des postes comme lui. Ils habitaient le quartier avec leurs deux enfants, un garçon et une fille, dans un immeuble où logeaient d'autres fonctionnaires. Ils passaient leurs vacances auprès de leurs parents respectifs. « Cela nous permet de faire des économies et, en prime, on respire du bon air. A quoi bon courir le monde ? - Courir le monde, Manuel, tu te souviens ? » Je ne suis pas sur qu'il comprit l'allusion.
Là-dessus, nous nous quittâmes, nous promettant sans y croire de nous revoir, lui avec un grand sourire, le mien étant crispé. Il s'éloigna, à petits pas, le dos légèrement courbé. Il portait un imperméable, bien que le ciel fût clair.
Je marchai, pensif, le long de la rue de la Glacière, allant me répétant: « Si toute ma vie, mes nombreuses activités, mes amours, mes voyages n'avaient pour fin que de ne pas me confondre avec Manuel, d'échapper à son état ? » Son état qui, à coup sûr serait définitif. Il avait eu besoin de refuser le mot « devenir »...

Souvent quand je me lève le matin, la tête lourde – lourde de quoi ? Des rêves venus dans mon sommeil et que je ne me résoudrais pas à quitter ? Des soucis qu'annonce le jour ? – , quand me font défaut cet élan, cette appétence, ce goût de la vie qui m'animent et que j'ai le sentiment déprimant d'avoir seulement à remettre la machine en marche, alors ces matins-là, peinant à sortir de mon lit, je m'entends murmurer les paroles que je prête à Manuel: « A quoi bon courir et après quoi ? A quoi bon travailler, vouloir plaire ? Pourquoi t'obstines-tu à devenir un individu, quelqu'un que les autres reconnaîtraient et aimeraient dans sa singularité ? Non, préférer l'incognito: Le calme, rien que le calme: rien que des habitudes, y trouver son plaisir. Ne pas toujours chercher autre chose, ailleurs. Paresser. Se laisser vivre doucement, au ralenti. Quand la mort viendra, ça ne changera pas grand-chose: tranquillité définitive. »
A ce moment-là, c'en est trop, je me lève. L'animation revient. Vite, un café, une douche, du linge propre. Vite, une rue qui ne soit pas une glacière – elle fige en conservant – vite, marcher, regarder autour de moi, converser, écouter, lire, écrire, et voici que je trouve de l'intérêt même aux tâches fastidieuses !

Serais-je un paresseux contrarié ? Aurais-je peur de l'ennui, de cet ennui qui peut être mortel ? Il se pourrait bien – l'idée n'est pas neuve – que notre besoin d'activité soit le seul remède à notre disposition pour nous préserver de cet ennui-là. Il se pourrait bien que Manuel ait fait un choix plus lucide, plus courageux même, en menant une vie discrète, anonyme, résolument banale ou plutôt en se laissant conduire par elle pour mieux s'effacer, effacer les songes de sa jeunesse.
Ce choix n'est pas le mien. Quand même, la question demeure: si « celui-là » était le double, aussi redouté qu'attirant, de « celui-ci » ?

Le dormeur éveillé
J.B. Pontalis

mercredi 1 décembre 2010

Cachez ce sein que je ne saurais voir !

Les seins des serveuses de bar à matelots, là bas, à Gènes ou à Marseille, transforment toute boisson, en se penchant seulement sur les verres comme sur les siphons au jet invisible, en quelque chose se plus fort que l'absinthe.
Seins - Ramón Gómez de la Serna