Des mots, des mots, des mots.

Polonius: What do you read, my lord?
Hamlet: Words, words, words.

dimanche 17 octobre 2010

Kafka et les messagers

« On leur donna le choix: ils pourraient devenir rois ou messagers de rois. A la manière des enfants, ils voulurent tous être messagers. Voilà pourquoi il n'y a que des messagers, ils courent de par le monde et comme il n'y a pas de rois, ils se crient les uns aux autres des messages désormais absurdes. Ils mettraient volontiers fin à leur vie misérable mais n'osent pas car ils ont prêté serment. » 
Franz Kafka - Aphorisme de Zürau 47

« L'empereur, à ce qu'on dit, t'a adressé, dans ton isolement d'individu, de misérable sujet, d'ombre infime fuyant le soleil impérial jusque sur les confins ultimes, oui c'est toi que l'empereur a choisi pour t'adresser, de son lit de mort, un message. Il a fait s'agenouiller le messager à son chevet et lui a chuchoté le message à l'oreille; il y attachait tant de prix qu'il se l'ai fait encore répéter à l'oreille. D'un signe de tête il en a confirmé les termes. Et devant l'assemblée des spectateurs de sa mort – on abat tous les murs qui feraient obstacle, et sur les vastes escaliers qui s'élancent vers le ciel font cercle les grands de l'empire - , aux yeux de tous ceux-là il a dépêché le messager. Le messager s'est mis en route sans retard; c'est un homme vigoureux, un homme infatigable; tendant un bras, puis l'autre, il se fraie un chemin parmi la multitude; quand il rencontre une résistance, il montre du doigt sa poitrine, qui porte l'emblème du soleil; il progresse d'ailleurs aisément, mieux que personne. Mais la multitude est si grande; ses demeures n'ont pas de fin. S'il avait le champ libre, comme il volerait, et bientôt sans doute tu entendrais les coups superbes que ses poings frapperaient sur ta porte. Mais au lieu de cela, comme il s'épuise en vain ! Il en est encore à forcer son passage dans les appartements du palais central; il n'en viendra jamais à bout; et s'il y parvenait, rien ne serait gagné; il faudrait qu'il descende les escaliers, toujours en haute lutte; et s'il y parvenait, rien ne serait gagné; il resterait à traverser les cours; et, après les cours, le deuxième palais, qui forme enceinte autour du premier et encore des escaliers et des cours; et encore un palais; et ainsi de suite pendant des millénaires; et s'il s'élançait enfin par la dernière porte – mais jamais, jamais cela ne saurait arriver - , il n'en serait encore qu'à devoir traverser la ville impériale, centre de l'univers, pleine à ras bords de toute sa lie. Personne ici ne passe, encore moins le porteur du message d'un mort... Mais toi, tu es assis à ta fenêtre et rêve ce message, quand le soir vient »

Franz Kafka – Un message impérial
(traduction de Bernard Lortholary)