Des mots, des mots, des mots.
Polonius: What do you read, my lord?
Hamlet: Words, words, words.
Il avait une voix calme - pas douce - et les gens le suivaient là où il les entrainait.
Ce fut là précisément, dans le tumulte du camp d'Atlit, que j'entendis de nouveau la prosodie de mon père, son parler calme et riche en nuances. Il abhorrait les discours idéologiques, qu'ils fussent marxistes ou sionistes, ou encore orthodoxes, tous lui écorchaient les oreilles avec leurs affirmations univoques, et s'il en citait parfois les slogans, c'était pour en faire jaillir le ridicule.
Mon père avait des règles d'airain: ne pas mettre en avant son "moi", ni en parlant ni en écrivant. Exprimer une opinion ou un sentiment avant l'exposition des faits est inconcevable. Porter attention aux détails constitue la plus belle parure du langage. Faire preuve de finesse, toujours. Ne jamais se prendre au sérieux. Réserver un espace à l'ironie, qui distingue entre un homme qui pense et un homme qui se contente d'aligner des mots.
J'avais perdu ces règles, alors qu'elles avaient accompagné mon enfance. A vrai dire, je les avais perdues dans le ghetto. Pendant la guerre, les hommes avaient recouru à un autre langage: rugissements, grognements, cris, insultes, tout ce qui constitue la langue d'une foule entassée.
Aharon Applefeld - Le garçon qui voulait dormir