L'image du rat, cependant, m'est familière. Sauf que l'animal qui me ronge, moi, de l'intérieur, c'est un renard. Le rat d’Étienne provient de 1984, mon renard de l'histoire du petit Spartiate qu'on étudiait en cours de latin. Le petit Spartiate avait volé un renard qu'il gardait caché sous sa tunique. Devant l'assemblée des Anciens, le renard s'est mis à lui mordre le ventre. Le petit Spartiate, plutôt que de le libérer et ce faisant d'avouer son larcin, s'est laissé dévorer les entrailles jusqu'à ce que mort s'ensuive, sans broncher.
Un jour, je l'ai raconté à Etienne, je suis allé voir le vieux psychanalyste François Roustang. Je lui ai parlé du renard que j'avais encore l'espoir de chasser en découvrant comment et pourquoi, vers la fin de mon enfance, il s'était logé là, sous mon sternum, pour comprimer et ronger mon plexus solaire. Roustang a haussé les épaules. Il ne croyait plus aux explications, ni d'ailleurs à la psychanalyse, seulement à la justesse des gestes. Il a dit: laissez-le sortir. Laissez-le se mettre en boule, là, sur ce canapé. Il n'y a rien d'autre à faire. Vous voyez, il est là. Il se tient tranquille. Et quand je suis parti, en me serrant la main: vous pouvez me le laisser, si vous voulez. Je vous le garde
J'ai cru que cela marcherait, un moment. Je ne suis pas retourné chercher le renard, il est revenu de lui-même. Aujourd'hui, il me laisse en paix, soit qu'il dorme, soit qu'il ait, comme je l'espère, quitté la place pour de bon, mais à l'époque de mes entretiens avec Etienne, il y a trois ans, il était encore là. Il me faisait souffrir. Et il m'aidait à l'écouter.
Emmanuel Carrère -
D'autres vies que la mienne